14/06/2020 – 19h15 Montpellier (Lengadoc Info) – Jean Raspail meurt au moment où disparaît, dans la laideur, la bêtise et la lâcheté, la civilisation qui l’a vu naître, entre les statues que l’on abat, et les agenouillés qui s’excusent de crimes qu’ils n’ont pas commis auprès de gens qui ne les ont pas subis.
« Je suis un écrivain tardif, disait-il1. J’ai bien écrit des récits de voyage, que je ne trouve pas tellement bons d’ailleurs, il y a très longtemps, et puis un jour je me suis mis à écrire des romans où j’ai utilisé ce que j’avais vu. Mes voyages sont ma culture et mon université. »
Après la guerre, et pendant près de trente ans, il aura en effet mené une vie d’aventurier, d’explorateur, et parcouru le monde de la Nouvelle Orléans au Japon, de l’Alaska au Mexique. Il en a tiré plusieurs volumes de carnets de voyages, de récits d’aventure2, notamment La Hache des steppes, où il évoque les Ghiliaks de Sakhaline, les Wisigoths du Languedoc, les Lucayens des Antilles ; ou bien Pêcheur de lunes, le journal de ses quarante ans d’explorations, à la recherche des survivants de mondes engloutis.
C’est que ses obsessions le portaient vers les peuples que la roue du progrès s’apprête à broyer. Toute son œuvre porte le témoignage de ces anéantissements inéluctables, ceux des derniers Indiens Caraïbes, de l’ultime chef aïnou, ou des Kaweskars, ces Patagons pour lesquels il a composé Qui se souvient des hommes…, peut-être un de ses plus beaux livres.
Si nul comme lui n’aura aimé les peuples oubliés, acharnés à vivre et condamnés à périr, nul plus que lui n’aura chéri les rêves que l’on forme, à onze ans, et auxquels, en dépit du bon sens, on donne chair à l’âge adulte. Ses héros sont habités de la même folie que ceux de Werner Herzog : il y a du Fitzcarraldo dans son Antoine de Tounens3, son plus célèbre fou, qui se rêvait en roi d’Araucanie et de Patagonie. Avec ce personnage, Raspail aura créé un mythe, le royaume imaginaire d’Orélie-Antoine Ier, avec un drapeau, un hymne, une terre – une chimère dont il fut le consul général, et le dernier sujet.
Obsédé par les hommes qui disparaissent, il ne pouvait que décrire, en 1973, la menace pesant sur ceux de sa race, à travers une fable prémonitoire, fruit de sa longue observation des mouvements des peuples.
« Quand vous écriviez Le Camp des saints, lui demanda Jacques Chancel, vous disiez que, en l’an 2000, nous serions sept milliards d’habitants, dont, seulement, sept cents millions de Blancs.
― Je suis pour la défense des minorités et nous devenons une minorité. Je suis pour la défense des minorités parce qu’elles font la richesse de l’homme. Le jour où il n’y aura plus de minorités, il n’y aura plus que des masses. Je défends l’individu face aux masses. »
Il ne cachait pas la profonde inquiétude où le jetait le progrès.
« On est en train de fabriquer un homme sans âme. Je ne sais pas si les hommes ont conscience, de nos jours, qu’ils ont une âme. Cette question, si on la posait dans la rue, par exemple, “Avez-vous une âme, Monsieur ? Madame, avez-vous une âme ?”, il y en a qui répondraient : “Moi, je m’occupe pas de politique…” »
C’est d’ailleurs, indirectement, la politique, et plus exactement mai 68, qui fit de lui un romancier.
« Mai 68 a été un signe de mort, confiait-il dix ans après les « événements ». Je n’ai vu que des caricatures d’homme qui gesticulaient dans tous les coins, derrière des pancartes. J’ai vu des hommes qui jouaient à se battre. J’ai vu une dérision de l’homme. On continuera longtemps à jouer à de petites dérisions. »
Ce sont précisément ces menaçantes dérisions qui aujourd’hui défilent avec des pancartes dans les rues de New York, de Paris et de Londres pour réclamer la mort de l’Occident. C’est dans sa propre mort que Raspail oublie désormais ces gesticulations.
Esprit libre au destin non-conforme, catholique et royaliste4, il a pu, sans affadir ses idées, et malgré l’adversité5, mener une carrière irréprochable, soutenu par de grands éditeurs populaires et des lecteurs par dizaines de milliers – et c’est ici que l’on mesure le ravin qui nous sépare de l’époque qui le fit romancier. Dans la réédition du Camp des saints, il avait énuméré, dans une célèbre postface, toutes les raisons qui font que son livre le plus fameux, bientôt, ne pourrait plus paraître. Au moment où il fut publié, le fanatisme n’avait pas tué toute bonne foi, et une partie des progressistes reconnaissaient en lui un humaniste qui n’était pas dupe de ces deux formes de démence que sont l’égalité et le métissage.
Il faudrait parler du visage et du corps de Jean Raspail. Il faudrait même ne parler que de ça, de son nez bien planté et de ses joues creusées, de sa moustache soignée et de son œil clair, de leur noblesse et de leur profondeur. Une civilisation, c’est d’abord un visage et un corps, et pendant des siècles notre continent a donné des soldats, des paysans et des moines qui avaient ce visage et ce corps – ce mélange de gentilhomme anglais, de marin néerlandais et de gardian camarguais. C’est aussi ce qui meurt avec lui. On ne doute pas qu’il y a, aujourd’hui, une détestation de ce visage et de ce corps. On y pensait en voyant à la télévision une militante exprimer de sa coupe afro, de son front têtu, de sa morgue mordante, sa hargne de la France de Jean Raspail. Lui est mort sans haïr quiconque, mais en rêvant une dernière fois aux peuples engloutis qu’il a su décrire, et ne mourront plus jamais, à tous ces peuples, soufflés un à un comme des bougies, et qu’il a rejoints, dans la nuit définitive.
Bruno Lafourcade
Bibliographie sélective
Le Camp des saints (1973, rééd. 2011)
La Hache des steppes (1974, rééd. 2016)
Moi, Antoine de Tounens, roi de Patagonie (1981)
Qui se souvient des hommes… (1986)
L’Île bleue (1988)
Pêcheur de lunes (1990)
Sire (1991)
Sept cavaliers (1993)
L’Anneau du pêcheur (1995)
Les Royaumes de Borée (2003)
1. Radioscopie, une émission de Jacques Chancel (1976).
2. Terre de Feu – Alaska (1952) ; Terres et Peuples Incas (1955) ; Terres saintes et profanes (1960) ; ainsi que les deux tomes de Secouons le cocotier.
3. Moi, Antoine de Tounens, roi de Patagonie (1981).
4. On pourra lire par exemple Sire (1991) et L’Anneau du pêcheur (1995).
5. Il ne put entrer à l’Académie française, par exemple.
Photos : Lengadoc Info
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Très bien écrit, nous avons pris plaisir à lire votre texte. Merci d’avoir aussi bien parlé de Jean Raspail, un grand Monsieur.
Bel hommage à ce grand homme, visionnaire.